Autant le dire de suite, en bon Républicain laïque fervent admirateur des Lumières Françaises, je me prononce en faveur d’une totale liberté d’expression, pour tous, en tout lieux et à n’importe quel moment. Je ne conçois pas que dans une société composée de gens équilibrés et raisonnables puissent exister des sujets à ce point tabous qu’on ne puisse en discuter. Rien ne m’agace plus que les frileux de l’opinion, les radins de l’argument et les offensés professionnels.
Jamais dans ma vie adulte je n’ai souhaité réduire un contradicteur ou un ennemi au silence par la force tant ça m’aurait semblé odieux et faible. Ceci dit, j’ai eu tout le loisir de constater, en de nombreuses occasions, que tout le monde ne partage pas cet avis.
Des définitions
« Si l’on ne croit pas à la liberté d’expression pour les gens qu’on méprise, on n’y croit pas du tout. »
Noam Chomsky
Pour Wikipedia, la liberté d’expression est le droit reconnu à l’individu de faire connaître le produit de son activité intellectuelle à son entourage. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est plus précise et stipule que tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.
Pour ma part, je m’en tiens à considérer qu’on doit être libre de dire ce que l’on veut à propos de tout, il est hors de question de priver quiconque de parole. Cela dit, je préfère largement débattre avec des gens ayant pris le temps de se construire un avis par eux-mêmes, de sorte qu’ils seront en mesure de dérouler le raisonnement qui les y a menés en cas de besoin. Je trouve que c’est dommage d’enquiquiner le monde à régurgiter du prêt-à-penser télévisuel ou bien pensant (les deux se confondant souvent), notre droit à nous exprimer implique un devoir d’édification personnelle.
Soyez respectueux du temps des autres et évitez de prendre la parole afin de défendre une conclusion construite par un autre sans comprendre le cheminement qui se cache derrière. De même qu’un bon cuisinier doit connaître chacune des étapes de réalisation d’un plat, un penseur digne de ce nom doit pouvoir expliquer comment il parvient à un avis arrêté à propos d’un sujet. Par exemple, inutile de clamer être opposé au travail des enfants si vous ne pouvez pas démontrer en quoi c’est une chose néfaste.
Des chiffres
Un très bon moyen de voir où on en est dans le monde en matière de liberté d’expression est de consulter le rapport de l’UNESCO à ce sujet. Un résumé est disponible pour les gens pressés. Aussi, l’avant-propos rédigé par Audrey Azoulay suffit à prendre la température :
« […] l’indépendance des médias s’affaiblit et [que] les normes professionnelles du
journalisme s’érodent sous l’effet des forces économiques d’une part et du manque de reconnaissance au niveau des acteurs politiques d’autre part. Les entreprises de médias et de l’Internet sont de plus en plus conscientes de la nécessité de s’autoréguler.En ce qui concerne enfin la sécurité physique, psychologique et numérique des journalistes, les tendances restent extrêmement alarmantes, même si la mise en œuvre du Plan d’Action des Nations Unies sur la sécurité des journalistes et la question de l’impunité représente un espoir. »
Des obstacles
« Il n’y a ni bon ni mauvais usage de la liberté d’expression, il n’en existe qu’un usage insuffisant. »
Raoul Vaneigem in Rien n’est sacré, tout peut se dire
Dans les faits, la liberté d’expression n’est jamais totale. Les opinions que l’on va exprimer dépendent non-seulement du lieu et du moment, mais également de notre rapport à la société en général. Des personnes moins intégrées au tissus social se permettront plus facilement des avis à la limite de ce qui est vu comme étant acceptable. Au contraire, des personnes ayant un statut de personnalité publique se montreront nettement plus prudentes lors de leurs prises de parole.
En fonction de la portée de la relation
- 1-1 : C’est l’entre-vous, votre quant-à-soi, les opinions que vous vous autorisez à avoir (ou pas). Certaines d’entre-elles ne sortent jamais de votre tête,
- 1-x : Ce sont les opinions que l’on exprime en petit groupe (repas de famille, dîner entre amis, conversation au bureau, échanges verbaux avant et après un cours de yoga…),
- 1-# : Ce sont les opinions que l’on exprime publiquement.
Contraintes d’ordre social
- Conventions sociales, consensus courant, zeitgeist,
- Relations de subordination : manager, patron, banquier, policier, etc
- Ego, narcissisme, estime de soi : « Je suis trop bien pour penser ça », « Ces idées ne sont pas dignes de moi ».
Quid du régime politique ?
De manière sans doute contre-intuitive, je dirais que ce facteur importe assez peu. On peut certes avoir des régimes favorisant plus volontiers la délation et la censure, mais il faut reconnaître qu’il n’existe pas d’appareil politique exempt de ces vilains défauts ; à l’Est, la Pravda, à l’Ouest, le politiquement correct. Les médias, par contre, me semblent avoir une influence à la limite du surréaliste sur l’opinion publique. On a pu constater en de nombreuses occasions avec quelle efficacité des gens tenant des propos à contre-courant de ce qu’il est de bon ton de dire ont été balancés à la vindicte populaire (enfin, à celle de ceux qui ne s’abreuvent jamais qu’aux robinets des grandes cathédrales médiatiques).
Doit-on vouloir plus de liberté d’expression ?
La question peut paraître étrange, voire un poil tordue, mais considérez ceci : on sait très bien que beaucoup d’êtres humains sont prêts à sacrifier leur liberté au profit d’une promesse de sécurité. Pire, il semble bien que l’auto-censure soit massivement pratiquée un peu partout :
- Par les médias, pour ne pas froisser les annonceurs,
- Par les employés, pour ne pas déplaire à leurs supérieurs,
- Au sein des familles, afin de faire tourner la baraque,
- Par les hommes politiques, pour ne pas risquer de perdre des électeurs ou se mettre à dos des acteurs-clef de la vie économique du pays.
Il n’est pas impensable que les historiens du futur qualifient la séquence 1950 – 2030 de « ruée vers le confort », au même titre qu’il y a eu une ruée vers l’or. Au sortir de la seconde guerre mondiale, sonnés par la violence de six ans de conflit militaire, les Occidentaux se sont appliqués à tout reconstruire et à maximiser leur confort dans tous les domaines imaginables. Cette tendance a été confirmée et renforcée suite aux événements de Mai 1968 qui ont marqué l’adhésion totale de la société au projet libéral-libertaire : recul permanent de la morale face au Marché, recherche du plaisir, les loisirs pour seul horizon, totemisation de la jouissance.
De fait, et c’est un bien, la majeure partie des Occidentaux vit convenablement, même les pauvres : l’accès à une médecine correcte est possible, la nourriture est abondante, les divertissements sont légion, en somme, tous nos besoins primaires sont satisfaits.
Le contrecoup de cela, c’est que le besoin de liberté d’expression diminue : quand on a le ventre et la tête bien pleins, du pain et des jeux à volonté, pourquoi grogner ? Pourquoi discuter ? Et voilà le twist : le confort est un antidote au besoin de protester, le confort fait passer les envies de liberté. La preuve : il n’y a guère plus que les fonctionnaires pour défiler dans les rues à chaque fois que nos gouvernants poussent encore un peu plus haut le curseur du libéralisme. Les salariés gavés de Netflix, de Xbox, de musiques diverses sont bien contents de plonger tête la première dans cette usine à oubli qu’est l’industrie du divertissement.
Alors voilà, notre précieuse liberté d’expression reste posée dans son placard.
Argumenter, contre-argumenter, retweeter
Citations
« Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter. »
Soren Kierkegaard
« S’il ne fallait retenir qu’une vertu des Technologies de l’Information et de la Communication ce serait celle-ci : la possibilité d’offrir à chacun une tribune, un espace de liberté, d’expression. »
André Santini
Chiffres
- En 2016, on comptait 259 journalistes imprisonés à travers le monde,
- Sur les 7,6 milliards d’habitants du globe, 4,1 milliards sont internautes (54 %) et 3,3 milliards sont actifs sur les réseaux sociaux (43% de la population mondiale),
- Les messages publiés sur les réseaux sociaux peuvent constituer un motif de licenciement si l’information porte atteinte aux intérêts légitimes de l’entreprise. Avec 33 millions d’utilisateurs de Facebook en France en 2018, la prudence est de mise.