Son réveil est programmé pour 6 heures, mais Alain se réveille tous les matins aux alentours de 5h37. Passé un court moment de confusion, il se redresse sur son canapé, la tête entre les mains. Parfois il termine en pensées une conversation entamée dans un rêve, mais la plupart du temps il se contente d’inspecter la pièce du regard.
Aujourd’hui, comme hier et avant-hier, il remarque la boîte de bons-cadeaux offerte par ses fils le mois dernier; et pour la x-ième fois il songe un peu coupable qu’il va bien falloir qu’il se décide à l’utiliser. Elle lui donne droit à un séjour d’une semaine dans une sélection de châteaux transformés en luxueux hôtels, très souvent équipés de cours de tennis, de sauna, de hammam ou même d’un bain japonais.
Une fois d’aplomb, il quitte son salon et se rend dans sa cuisine où l’attend la machine à café achetée en promotion au supermarché Cora de Massy-Palaiseau, pas loin de chez lui. Il insère une capsule, installe une tasse, puis presse un bouton. Le modèle qu’il a choisi est particulièrement bien noté pour son silence et il est vrai qu’en dehors d’un bruit de vapeur sous pression plutôt discret, rien ne permet de dire si l’appareil est en fonctionnement.
Tasse en main, Alain sort faire quelques pas dans son jardin, juste en bordure de route. Les voitures sont déjà nombreuses, leurs phares projetant des ombres mouvantes au travers de la haie touffue. Tout le monde avance au rythme des feux d’une allure lente et résignée, sans toucher à son klaxon. L’air est déjà souillé du parfum des échappements tremblotants dans le froid hivernal.
Après une rapide toilette prise dans la salle de bains à l’étage, Alain enfourche sa bicyclette et file en direction de la gare de RER la plus proche. Il se sent toujours un peu euphorique lorsqu’il entre sur la piste cyclable longeant les champs, un sentiment invariablement stoppé net au bout de 5 minutes par la vue des immeubles de béton se profilant à l’horizon. Sa retraite est dans la moyenne supérieure, mais son âge lui bloque l’accès au crédit, sans quoi il déménagerait dans le Sud. Ou au Portugal. Quand on lui demande où il habite, il est assez fréquemment tenté de répondre “nulle part”, mais il se ravise, conscient du côté à la fois étrange et négatif d’une telle réponse. Coincé entre des champs, des routes départementales qui s’entrelacent, une zone commerciale et un restaurant Buffalo Grill, son cadre de vie est comme dégradé.
Mais voilà, à 67 ans, retraité de la police scientifique, veuf, ses possibilités sont réduites. Tant pis.
Juste avant d’arriver à la gare, il fait un crochet par sa boulangerie habituelle. La commerçante lui fait un bonjour de la main avant même qu’il entre acheter son cookie double-choc journalier.
Une clochette tinte lorsqu’il ouvre la porte vitrée :
_ “Bonjour Madame Pissen !”
_ “Bonjour Alain, la pêche ?”
_ “Oh oui, ça va. Je fais mon petit tour.”
_ “Attention à votre vélo, hein, n’allez pas vous le faire voler comme la dernière fois.”
_ “Aucun risque, j’ai un antivol de champion cette fois-ci.”
Alain paie, récupère sa monnaie, puis repart :
_ “Allez, bonne journée, à demain !”
_ “Pédalez bien !”
La rue traversée il dépose sa bicyclette dans le petit parking réservé à cet effet, puis attrape de justesse un RER B en direction de l’aéroport Charles De Gaulle. Il s’assoit seul dans un carré à quatre, dos-à-dos avec deux adolescentes qui rigolent en se montrant leurs téléphones. Plus loin dans le fond du wagon, un homme mal rasé somnole, les pieds posés sur le siège lui faisant face.
La banlieue parisienne défile, ses routes encombrées de véhicules, ses petites maisons, ses immeubles, ses parcs minuscules avec leurs toboggans et leurs bancs souillés par les pigeons. Les éclairages publiques sont encore allumés, tantôt oranges, tantôt blancs. Sur les murs bordant les voies, des tags et des graffitis de qualités et d’âges variables apportent un peu de couleur au béton.
Le ciel est chargé de nuages gris, la journée ne sera probablement pas très belle.
Alain descend à la station Parc de Sceaux et marche jusqu’aux jardins. Tout est encore embrumé et il semble n’y avoir personne alentour. Cela est bien entendu une illusion, l’endroit ayant ses habitués, dont Alain lui-même. Il rajuste son écharpe et entame son circuit.
Au terme d’approximativement quarante minutes de marche, il s’assoit sur un des bancs de pierre du parc, puis reprend la lecture du roman débutée il y a deux semaines. Il s’est donné pour objectif de lire un ouvrage complet par mois, cadence qu’il a pu tenir jusqu’à maintenant.
Le livre qu’il lit en ce moment lui a été recommandé par son dentiste, un homme à peine plus jeune que lui affligé d’une excessive pilosité nasale et, c’est un comble, de mauvaises dents. Enfin, il n’est pas cher et prend sans rendez-vous…
L’histoire s’articule autour d’un père à la recherche de sa fille disparue dans un pays d’Amérique Latine. Personne ne sait où elle est passée et personne n’a non plus demandé de rançon. Le récit se superpose parfois à sa propre expérience, au point qu’il est occasionnellement contraint d’interrompre sa lecture, en prise avec l’émotion. Il enlève alors ses lunettes, se masse les sinus, puis reprend là où il s’était arrêté.
Au bout d’une demi-heure, il remet le bouquin dans sa sacoche et continue sa progression vers les bassins. Tout est très calme, il n’a croisé que trois promeneurs et un coureur en vêtements fluo.
À 8h03, il pénètre au Bistrot Floral dans lequel il a pour coutume de venir boire un café allongé à l’américaine en lisant patiemment un journal. L’économie et la politique ne l’inspirant guère, il ne consulte que les gros titres, les histoires de meurtre et la rubrique nécrologique.
Il y a toujours au moins quatre ou cinq personnes dans l’établissement, toujours de sexe masculin, parfois engagées dans des discussions animées auxquelles il ne se sent pas de prendre part. Rien de ce qui se dit là ne semble en mesure de régler aucun de ses propres soucis. Et puis les types n’ont jamais l’air trop commodes.
Le patron est sympathique et lui offre chaque année un verre de vin pour son anniversaire. Il leur est arrivé d’échanger quelques mots sur leurs existences respectives, mais leur relation n’a jamais dépassé le stade du respect mutuel. Ce n’est pas faute d’estime ou d’intérêt, juste un effet de l’âge.
Un instant Alain hésite à se lancer dans les mots croisés, puis décide qu’il n’en n’a pas le courage ce matin. Demain peut-être.
Sa tasse vide, il se lève, fait un signe de la main en direction du comptoir, puis se dirige vers le RER en direction de chez lui. Le train se fait un peu désirer, accusant presque quinze minutes de retard sur l’horaire prévu. De retour à la station Massy-Palaiseau, il récupère sa bicyclette et file droit vers son domicile. Une fois sur place au 53 rue des fleurs, il fait un crochet par la maison des voisins au 51 afin de s’assurer qu’aucune effraction n’a été commise. C’est un arrangement qu’il a avec eux : durant les sept mois de l’année qu’ils passent dans leur résidence secondaire en Thaïlande, il monte un peu la garde. Il voit ça comme une affaire de civisme et de courtoisie.
Il lui arrive d’être un peu jaloux, de vouloir partir loin à son tour. Il s’imagine sous des climats plus chauds et moins gris, au bord de mer ou en montagne. Il arrive même qu’il soit à deux doigts de ressortir sa voiture du garage pour se lancer au hasard de la route, mais un sentiment d’à-quoi-bon le rattrape au moment de passer à l’acte.
Ce matin cependant, une surprise attend Alain sur le pas de sa porte sous la forme d’un colis matelassé sans nom ni adresse, parfaitement anonyme, sans affranchissement ni tampon et sans indication quant à son contenu. Intrigué, il tourne et retourne le paquet entre ses mains, vérifie s’il est bien fermé et va même jusqu’à le renifler. Rien.
La personne qui l’a déposé à dû passer entre le moment de son départ en balade et son retour. Qui connaît-il qui serait susceptible de faire ça ? Il ne se connaît pas d’ennemi, ne s’est disputé avec personne récemment et n’a aucune dette. Bizarre. Peut-être est-ce un piège ? Ou peut-être que quelqu’un veut lui faire passer un message…
Prudent, il s’en remet à ses souvenirs de policier et perfore délicatement un petit trou dans l’emballage afin de contrôler la présence d’explosif. Une nouvelle fois, il renifle, puis recherche des traces de poudre. Rien à signaler. Alors à l’aide d’un cutter il découpe une lamelle de papier aussi fine que possible sur le haut de l’enveloppe afin de l’ouvrir.
À l’intérieur se trouve une cassette vidéo de type VHS, plastique noir, deux bobines, une vide, une pleine et le clapet qui protège la bande magnétique. Intéressant. Pourquoi donc utiliser un médium si vieux ? Serait-ce parce que lui-même est âgé ? Il s’offusque à cette idée. Ses cheveux gris ne l’empêchent pas d’avoir Internet et une tablette. Et de toutes façons il n’a plus de magnétoscope depuis bientôt dix ans.
Son ex-collègue et ami Gilles, lui, en a encore un. Alain hésite, pèse le pour et le contre, puis finit par saisir son téléphone afin de l’appeler.
Trente minutes plus tard, Alain et Gilles sont assis tous les deux devant une télé à l’ancienne, avec le gros tube qui dépasse. Cheveux et barbe blancs, sourcils épais, regard alerte, Gilles est un retraité actif. A presque 69 ans, il a su garder une allure raisonnablement svelte grâce à une pratique sportive régulière et à une alimentation équilibrée.
Accroupi devant son magnétoscope, vêtu d’un pantalon en velours côtelé mauve et d’un col roulé rouge, Gilles démarre la bande et un fond bleu apparaît sur l’écran. Quelques barres de bruit défilent, puis une fillette dénudée jusqu’à la taille entre dans le cadre, suivie d’une personne adulte intégralement recouverte d’une toge noire à large capuche.
Rien ne se passe pendant un moment, les deux amis se regardent, mal à l’aise. Puis le personnage encapuchonné lève le bras, révélant une arme à feu. Il garde la pose quelques secondes, après quoi le fond bleu revient, suivi du gris-noir typique des fins d’enregistrement.
Les deux hommes sont à la fois perplexes et inquiets :
_ “Qu’est-ce que je fais, je la montre à la police ? Ou bien tu crois que je garde ça pour moi ?”
_ “Ils vont te demander où tu l’as eue…”
_ “Je leur dirai la vérité, que je l’ai trouvée devant chez moi, sur mon paillasson.”
_ “Oui. Je ne pense pas qu’ils te feront d’ennuis de toutes façons.”
_ “Il n’y a pas de raison. Bon, je file de suite, je te tiens au courant.”
_ “Oui, tu me diras comment ça s’est passé. Téléphone-moi si tu as un pépin.”
Alain récupère sa cassette, puis fonce à la gendarmerie la plus proche.
Une fois arrivé, il expose la situation au fonctionnaire chargé de l’accueil. Celui-ci l’accompagne dans un bureau et lui demande la VHS. Cassette en main, il quitte la pièce deux minutes, puis revient accompagné de collègues :
_ « Vous savez qui est la fillette sur cette vidéo ? »
Alain hésite un instant, puis répond :
_ « Comment vous savez ce qu’il y a dessus ? Vous avez déjà vu cette cassette ? »
_ « On va vous garder avec nous, quelqu’un veut vous voir ».
_ « Dites-moi ce qui se passe, je n’avais pas prévu de rester. Et puis je n’ai rien à me reprocher. »
_ « On le sait. Vous n’êtes pas coupable, mais nous avons reçu des instructions au sujet de cette cassette. Il ne vous arrivera rien de spécial, il y a juste une personne qui veut vous rencontrer. »
_ « Je ne comprends pas… Et si je veux partir, je peux ? »
_ « C’est un cas un peu particulier, les ordres viennent de très haut, on n’est pas sensés vous laisser quitter la gendarmerie. »
Alain est déconcerté et inquiet, mais vu que personne ne l’attend chez lui et que cette affaire l’intrigue de plus en plus, il décide de rester.
Quarante minutes plus tard, un jeune homme – 30 ans au plus – entre dans le petit bureau, enlève la veste de son costume, puis fait un signe de la main à destination des trois gendarmes qui quittent aussitôt la pièce.
Corpulent mais de bonne présentation, barbe taillée, cheveux brossés, chaussures impeccables, il émane de lui une impression de fraîcheur et de dynamisme peu commune chez les gens en surpoids. Souriant, il s’adresse à Alain :
_ « Vous devez vous demander ce qui vous arrive. Désolé pour cette mise en scène, mais vous verrez, nous avons d’excellentes raisons pour prendre autant de précautions. »
_ « Expliquez-moi ce qui se passe, qui est l’enfant sur la vidéo… »
_ « Rassurez-vous, cette enfant n’existe pas, c’est une image de synthèse. Cet enregistrement était juste un moyen d’entrer en contact avec vous de manière discrète. »
_ « Discrète ? J’aurais pu montrer la cassette à n’importe qui… »
_ « Non, la bande est vierge. »
_ « Mais mon ami Gilles l’a lue avec son magnétoscope ! Il a tout vu… »
_ « Ah, Gilles… Il est complice. »
_ « C’est une plaisanterie ?! Une caméra cachée ? »
_ “Absolument pas…”
_ “Je connais Gilles depuis de très nombreuses années, je ne crois pas qu’il puisse prendre part à ce genre de…de mise en scène…”
_ “Si vous voulez bien, je vais tout clarifier.”
_ “Cette cassette est affreuse, pourquoi ne pas être venu me voir chez moi et discuter ? Au lieu de faire ça ?”
_ « Vous étiez dans la police scientifique, vrai ? »
_ « Oui, j’étais spécialisé dans l’analyse de tableaux, les oeuvres d’art volées, les contrefaçons… »
_ « Voilà, c’est ça qui nous intéresse. Et si vous acceptez de me suivre dans mon véhicule, je vous expliquerai pour quelles raisons on a besoin de quelqu’un comme vous.”
_ “On ? Vous parlez de vous au pluriel ou bien faites-vous partie d’une organisation, d’une entreprise ?”
_ “Je suis prêt à répondre à toutes vos questions, mais en privé. C’est très sérieux.”
Alain consulte sa montre, fait la moue, se gratte la tête.
_ “J’en ai juste pour 20 minutes, pas plus. Je vous laisse tranquille après.”
_ “Je ne sais pas. Je trouve cette histoire un peu folle.”
_ “Je m’appelle Meyer Sayoub. Je suis recruteur pour une agence de renseignement privée basée à Jérusalem.”
_ “Le MOSSAD ?”
_ “Non.”
_ “Qui donc alors ?”
Le jeune homme se lève, ouvre la porte du bureau, puis invite Alain à le suivre :
_ “Mon van est garé à proximité.”
_ « Vous voulez que je vous accompagne dans votre van ? Pour discuter ? »
_ « C’est ça. »
_ “Bon…”
Les deux hommes quittent la gendarmerie, marchent deux minutes, puis s’arrêtent devant un vieux Chrysler Voyager à la peinture craquelée.
_ « Montez, je vous en prie. »
Une fois installés à l’intérieur du véhicule, Meyer active un boîtier, puis recommence à parler :
_ “Il y a cinq mois de cela, un tableau à été saisi lors du démantèlement d’un réseau de trafic d’œuvres d’art. Le tableau en question a été peint en 1710 par Aert de Gelder et représente le baptême de Jésus dans le Jourdain. Il a longtemps été la propriété du Vatican avant d’être volé en 1962. »
_ « Je n’ai jamais entendu parler de ce vol. »
_ « C’est normal, vous allez comprendre. La toile a été analysée afin de certifier de son authenticité. Ce que notre laboratoire a trouvé a provoqué une crise profonde au sein de notre organisation. »
_ “Votre organisation, oui. Vous m’avez parlé d’une agence de renseignement. Quel est son nom ?”
_ “Tebah.”
_ “Oh. L’Arche ? L’Arche de Noé ?”
Meyer opine du chef en signe de confirmation.
_ “Qu’attendez-vous de moi au juste ?”
_ “Certaines…propriétés de la toile dont je viens de vous parler sont…surprenantes. J’aimerais que vous procédiez à une batterie de tests et d’analyses.”
_ « Je suis désolé, mais je suis à la retraite et j’ai 67 ans. Je ne suis plus en âge de me lancer dans une affaire. »
_ « Justement, votre âge est un atout. Le fait que vous soyez Juif en est un autre. »
_ « Pardonnez-moi, je ne saisis pas… Je ne suis pas pratiquant et ma femme était musulmane. »
_ « Vous vous souvenez du vol MH370, l’avion qui a disparu en mars 2014 ? »
_ « Euh…oui…il y a quelques années de cela. »
_ « On l’a retrouvé. »
_ « Vraiment ?! Je le croyais perdu… »
_ « On l’a retrouvé aux rayons X. Sur le tableau volé. »
_ « … »
_ « L’avion apparaît sur le tableau, sur une version antérieure du tableau, recouverte plus tard. »
_ « Pardon ? »
_ « Le vol MH370 est représenté sur la version initiale du tableau et a été recouvert plus tard par le peintre. On voit l’avion, les ailes, le fuselage, le nom de la compagnie aérienne. »
_ « Un tableau peint en 1710 ? Je…vous plaisantez ? »
_ « Pas du tout. Pas l’ombre d’un instant. »
_ « Je crois que je vais partir, Monsieur…euh…Sayoub. Je crois que je devrais rentrer chez moi. »
_ « C’est l’enquête de votre vie Alain. La dernière et la plus importante. »
_ « Ce que vous me racontez n’a ni queue ni tête, c’est…délirant. »
_ « Oui, c’est complètement délirant. J’ai besoin de vous, vous répondez parfaitement aux critères fixés par mes employeurs, votre vie ne sera pas en danger et ce sera excitant. Vous verrez ! »
_ « Je crois que je ne me sens pas bien…je vous appelle demain pour vous donner ma réponse… »
_ « Alain. S’il-vous-plaît. Un avion vous attend, un appartement de 200 mètres carrés est prêt pour vous en plein coeur de Jérusalem. Venez avec moi, vous pourrez changer d’avis plus tard. »
_ « Jérusalem ? Je n’ai jamais voulu aller en Israël. Je n’adhère pas à… »
_ « Cela n’a rien à voir. Vous verrez qu’on y est très bien, c’est moderne, dynamique, le climat est excellent et ne croyez pas ce qu’on raconte dans les médias. Alain, je vous en prie. Tout est prêt, rendez-moi service. »
_ « Ma femme est enterrée ici, je ne veux pas partir. »
_ « Alain, j’ai quinze minutes pour vous emmener à l’aéroport, un jet privé vous attend, nous avons tout prévu, vous aurez du linge, à manger, un logement, un taxi juste pour vous… »
_ « Euh…pourquoi tout ça ? »
_ « Un avion disparu en 2014 apparaît sur une toile de 1710. »
_ “Je suis navré, je ne me sens plus la force de partir à l’aventure comme ça.”
Meyer ouvre la boîte-à-gants, en sort un dossier dont il parcourt rapidement les pages à la recherche de quelque chose, puis tend une photo à Alain. Le vieil homme se fige aussitôt, une expression de totale surprise sur son visage.
_ “D’où tenez-vous ça ? C’est une affaire privée, c’est ma vie privée.”
_ “Cela fait des années que votre recrutement a été planifié. Ce dossier est le vôtre.”
_ “D’où vient la photo ?”
_ “Elle a été prise depuis un de nos hélicoptères moins d’une minute après l’accident.”
_ “Un hélicoptère ? Mais que faisait un hélicoptère à cet endroit aussi tard dans la nuit ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?!”
_ “Accompagnez-moi à Jérusalem et je vous promet que tout sera clarifié.”
_ “Je suis très surpris. Vous ne pouvez pas m’en dire plus ?”
_ “Pas ici, non.”
Alain ferme les yeux un instant, plisse les lèvres, puis accepte :
_ « OK. D’accord. Allons-y. »
La voiture démarre et fonce en direction d’Orly.
*** ***
_ “Vous pouvez choisir le siège que vous voulez, vous êtes le seul passager de cet avion”, déclare Meyer.
_ “Je vais m’asseoir près du hublot, j’aime regarder dehors.”
_ “Moi aussi.”
Alors que Meyer s’apprête à partir, le rideau du compartiment cuisine s’ouvre, révélant un jeune homme fin et élancé. Barbe de 8 jours, cheveux courts et frisés, chaussé de bottines en cuir marron, blue jean serré et blazer brun clair, il semble chargé d’énergie.
_ “Ah, Meyer !”
_ “Alain, je vous présente Savir Bensoussan. Savir, je te présente notre nouvelle recrue, Alain Debois.”
Savir donne une poignée de main énergique à Alain, puis s’adresse à lui avec un sourire aimable :
_ « Savir, enchanté. C’est moi qui prends le relais jusqu’à Tel-Aviv. »
_ « Tel-Aviv ? Je croyais partir pour Jérusalem ? »
_ « Il n’y a plus d’aéroport à Jérusalem. On fait un très court passage par Tel-Aviv et on roule jusqu’à Jérusalem. Vous serez dans votre appartement avant 18 heures. »
_ « Le vol dure combien de temps ? »
_ « Quatre heures et demie. Plus une heure trente sur la route. »
Le jeune homme tape dans ses mains, se lève puis déclare :
_ « Coca ? Bière ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? »
_ « Vous avez de l’eau pétillante ? »
_ « Je crois que oui, je vais voir. »
Alain est un peu nerveux, cela fait plus de trente ans qu’il n’a pas pris l’avion. Et toute cette histoire est si subite…
_ « Oh, j’avais oublié : on doit attendre d’avoir décollé pour boire. Bon, dans 10 minutes ce sera OK. »
_ « Oui, ce n’est pas grave. J’ai plus faim que soif en fait. »
Savir lui sourit, puis s’assoit sur un siège adjacent au sien.
_ « Bouclez votre ceinture Alain. On part ! »
_ « Vous avez l’air soucieux…ça va ? »
_ « Oui. Enfin, je viens de me rendre compte que je n’ai pas mon passeport…je suis parti sans rien. »
_ « Aucun problème, détendez-vous, tout est prévu. »
_ « Ah, vraiment ? »
_ « Vous recevrez vos papiers aussitôt arrivé à Neve Granot. Pour le reste, vous n’aurez qu’à demander à la conciergerie, le service est assuré 24/7. »
_ « Oh, vraiment ?! C’est pratique. Il me faudra des habits, et j’ai aussi besoin de médicaments pour la tension. »
_ « OK, la conciergerie a tout ça. Vous pourrez demander à Avi qu’il vous accompagne. »
_ « Avi ? »
_ « Votre accompagnateur à Jérusalem. »
_ « Oh. »
Tel-Aviv, Jérusalem, la maison sans surveillance avec les volets ouverts et le courrier qui va s’entasser. Est-ce qu’il n’a pas fait une grosse bêtise en montant dans cet avion ? Il faudrait qu’il appelle un de ses fils pour informer de son départ. Ah, et la déclaration d’impôts qui traîne sur la chaise dans le salon. Il faut gérer ça.
_ « Alain ? »
_ « Oui ? »
_ « Gilles m’a envoyé un message. Il s’occupe de tout. »
_ « Ah. Justement, je pensais à ces petites choses. Dites-lui que c’est gentil. »
Gilles. Le complice. Vraiment ? Ils avaient été collègues des années durant, assez proches. Complices parfois, justement. Quand sa femme avait demandé le divorce, il avait traversé une période très difficile.
Il n’arrivait pas à lui en vouloir. Certes, une explication serait nécessaire, mais il sentait que cet incident n’affecterait pas leur amitié. Après tout, il ne souffrait pas.
_ « Alain. Alain ! Réveillez-vous. »
Le sas de l’avion est ouvert, les réacteurs tournent au ralenti.
_ « Nous sommes à Tel-Aviv. On va prendre la voiture, elle nous attend juste à côté. »
_ « OK. Je me suis endormi, je devais être fatigué. »
En fait de voiture, c’est un véhicule blindé aux couleurs des Nations Unies qui est garé porte ouverte à deux pas de la rampe d’escalier. On pouvait difficilement faire plus court.
_ « Je vous suis, je monte dans la berline derrière. » dit Savir en pointant du doigt une Rolls-Royce Phantom Sedan à la carrosserie noir mat.
_ « Jolie voiture ! »
_ « Oui. Mais vous serez plus à l’abri dans le blindé, on a parfois des soucis de sécurité à Jérusalem… »
Alain prend place entre deux soldats, la porte se ferme, puis le véhicule se met en mouvement.
_ « Il n’y a pas de ceintures dans ces trucs-là. J’ai plus l’habitude de rouler en voiture. »
Sortis de leur torpeur par la remarque d’Alain, les deux soldats tournent leur regard vers lui, sans dire un mot.
_ « Enfin, j’imagine que vous êtes habitués, vous devez faire ça souvent. Pour moi, c’est nouveau. »
_ « Ici tout est différent de la France. Vous venez de France, non ? »
_ « Oui. De Paris. Enfin, de Massy. C’est au Sud. »
_ « Je sais, je viens de la région parisienne. Mes parents ont un appartement à Saint-Germain-en-Laye. »
_ « Vraiment ? »
_ « Ouais. J’ai décidé de venir en Israël servir dans l’armée directement après mes 18 ans. J’avais envie de bouger. »
_ « C’est bien, vous avez des projets. Moi à 18 ans je traînais à Vincennes. Je m’ennuyais beaucoup. »
_ « Faut bouger tant qu’on est jeune. Après, c’est foutu, on a une famille, un travail. Finie la vie. »
Alain ne put réprimer un petit sourire. Puis d’un coup, il se sentit nostalgique. 18 ans. 49 ans s’étaient écoulés. S’il pouvait retourner en arrière, il jouirait plus de la vie, passerait un maximum de temps au soleil, se baignerait dans la mer. Les filles ? Oui, avec légèreté et insouciance.
Le blindé ne dispose d’aucune vitre au travers de laquelle Alain pourrait regarder le paysage défiler, mais il ne s’ennuie pas pour autant. En vérité, il a un peu peur : la sensation que le véhicule roule trop vite rend la paume de ses mains un peu moite et il se demande s’il va atteindre Jérusalem en un seul morceau. Et puis il aurait bien voulu voir la ville approcher. Mais il doit se contenter de sa boîte de conserve.
Au bout d’une bonne heure de route, le rythme de conduite change : des virages, des arrêts fréquents, des klaxons, ils sont en ville. Ils finissent par s’arrêter, le soldat qui est à sa gauche descend et échange quelques mots en Hébreu avec deux personnes en uniforme. La discussion dure un moment, des papiers sont signés, des tampons apposés.
Finalement, un homme en costume bleu marine et chemise blanche se présente face à la porte ouverte du blindé :
_ « Alain Debois ? »
_ « Oui, c’est moi-même. »
Une poignée de mains s’échange :
_ « Avi Ben Gurion, ravi de faire votre connaissance. »
Environ 55 ans, épais cheveux noirs bouclés, teint basané, sourire impeccable, seul un regard laissant transparaître une certaine fatigue trahit l’âge du personnage. Pour le reste, tout est parfait, il est évident qu’Avi Ben Gurion est un homme qui prend soin de lui. De bonne stature, environ 1m90, il donne une impression de compétence et de dynamisme.
_ « Bonjour. Savir m’a parlé de vous, il m’a dit que vous seriez mon accompagnateur. »
_ « Exactement, c’est moi qui suis en charge de vous accueillir et de faire en sorte que votre séjour à Jérusalem se passe bien. Nous allons continuer à pieds, le blindé ne peut pas monter. »
Une fois dehors, Alain constate qu’il est déçu par la vue qui s’offre à lui : pas de verdure, des bâtiments très quelconques, un lieu qui tient plus de l’aire d’autoroute que de la ville du Christ. Avi semble se rendre compte de sa déception :
_ « La Jérusalem historique est jolie, mais le reste est moins avenant. Enfin, là où vous allez vivre, c’est très bien. »
Les deux hommes gravissent une légère pente, puis arrivent sur le parking d’un bâtiment d’aspect moderne, avec plans d’eau et baies vitrées. Il n’y a pas d’étage, seulement un rez-de-chaussée.
_ « Nous partageons nos locaux avec le Musée d’Israël. »
_ « OK. J’imaginais les choses différemment. Quand on m’a parlé d’un appartement à Jérusalem, j’ai pensé à de petites rues pavées, des vieilles pierres, des portes en bois. Enfin, ces choses qu’on voit dans les documentaires. »
Avi lui sourit et déclare :
_ « Ne vous en faites pas Alain, je vous promet que vous allez adorer. Suivez-moi, je vous guide à l’intérieur. »
Il est 17h30, leurs pas résonnent dans le musée vide. En dehors des hôtesses d’accueil, ils ne croisent personne. Ils montent dans un ascenseur, Avi presse le bouton pour aller au deuxième sous-sol, la réserve. Une fois arrivés, ils traversent une grande pièce remplie d’étagères, puis tournent à droite, passent deux portes à serrure magnétique, puis montent dans un deuxième ascenseur dont la cabine transparente laisse apercevoir de la pierre brun-jaune.
Ils descendent quatre étages, puis se retrouvent dans un vaste hall de béton brut.
_ « Nous entrons par la sortie, l’entrée est en plein travaux. Nous rénovons et nous agrandissons. Le bâtiment date de 1965, ça commence à vieillir. Comme nous recrutons beaucoup, il faut tout revoir. »
_ « Il y a beaucoup de personnes ici ? »
_ « 250, toutes en résidence permanente. »
_ « Toutes ont un appartement de 200 mètres carrés ? »
_ « Oui. Parfois plus. Il y a quelques duplex. »
Alain ne peut cacher sa surprise lorsqu’au pied d’un long escalator Avi et lui débouchent sur une station de métro :
_ « J’ignorais qu’il y avait un métro à Jérusalem, je n’en avais jamais entendu parler. »
_ « Ce réseau est propre à notre bâtiment, il ne dessert que des stations locales. En fait, il y en a une par branche et une par zone d’activité. Vous verrez tout ça sur votre ordinateur tout-à-l’heure. »
_ « Hé bien, vous avez les moyens ! »
_ « La mission de notre organisation est très très importante. Vous vous plairez ici, on fait des choses intéressantes, exceptionnelles. »
Une rame vide arrive, portant une pancarte « Rame spéciale – 242 ». Les portes s’ouvrent. Alain jette un coup d’œil à Avi qui lui fait signe de monter. Les deux hommes sont absolument seuls, aucun chauffeur en vue, personne.
_ « C’est calme », lance Alain.
_ « C’est un service spécial pour vous. On vous amène directement à votre appartement. »
_ « Oh, avant que j’oublie : j’ai besoin d’un passeport et de médicaments. »
Avi fouille dans la poche intérieure de sa veste, puis sourit :
_ « Tenez, vos papiers. »
_ « Passeport JACOB. Qu’est ce que ça veut dire ? »
_ « C’est un passeport spécial qui vous ouvre des droits particuliers. Vous pouvez voyager en totale liberté presque partout dans le monde, sans contrôle, sans avoir à présenter vos bagages. Et vous pouvez vous installer où vous voulez, pour la durée que vous voulez. »
_ « Je devrai partir à l’étranger ? Je veux dire, en dehors d’Israël ? »
_ « Pas dans l’immédiat. C’est plus une simple précaution. »
Le métro roule à pleine vitesse pendant une vingtaine de secondes, puis ralentit doucement pour s’arrêter pile face à un petit quai large d’une dizaine de mètres dont les lumières s’allument en même temps que la porte de la rame s’ouvre. Alain et Avi descendent, font quelques pas, puis marquent une pause. Alain regarde tout autour de lui, curieux.
_ « On n’a pas l’impression d’être dans un souterrain. C’est propre et ça a l’air tout neuf. »
_ « Les travaux de rénovation ont été finis il y a trois semaines; vous êtes le tout premier occupant de cet appartement. Auparavant, cet étage ne comportait que des salles de réunion. »
Le sol est recouvert de dalles de marbre blanc mat et aux murs sont fixés de larges panneaux de bois clair, peut-être du pin vernis. Le plafond, situé quatre ou cinq mètres plus haut, n’est qu’une immense dalle lumineuse. Avi sort une sorte de carte de crédit de la poche de son pantalon :
_ « C’est votre clef temporaire. Votre pass définitif sera prêt demain à 13 heures. Je vais vous accompagner à l’intérieur et vous faire visiter. »
Sur ce, il pose la carte sur la grande porte de bois et de verre marquant l’entrée de l’appartement; celle-ci se déverrouille sans un bruit et s’ouvre en coulissant. Le plafond tout entier s’illumine au moment même où les deux hommes entrent.
_ « Ici, c’est le rez-de-chaussée, votre chambre. Le lit est derrière ce mur à gauche. Sur la droite, la penderie et un peu plus loin, l’ascenseur qui monte aux étages. »
_ « Il y a des étages ?! Combien ? »
_ « Trois au total. On va monter ensemble. Regardez, ici sur votre droite, cette porte : c’est l’entrée réservée au personnel d’entretien. Ils n’ont pas de clef, c’est vous qui devez les laisser entrer. Ils changent vos draps, vous donnent vos médicaments, font le ménage, nettoient la piscine… »
_ « La piscine ?! Il y a une piscine dans cet appartement ?! »
_ « Oui, tout en haut au troisième. Deux mètres de profondeur, quinze mètres de longueur, six de large, fond transparent et vue sur la place centrale. »
_ « Je suis curieux de voir ça. Je n’ai jamais eu de piscine chez moi. »
_ « Et bien voilà qui est fait. Notez que chaque étage dispose d’une baie vitrée donnant sur la place; vous avez une jolie vue. »
_ « Il y a une place où ça ? »
_ « Venez, je vais vous montrer. »
Avi et Alain traversent l’appartement, un bel espace de vingt mètres sur dix avec une hauteur de plafond toujours à quatre ou cinq mètres.
_ « Alors attendez, il faut que j’active votre ordinateur pour commander les rideaux. »
_ « Ah un ordinateur, ça fait longtemps que je n’en n’ai pas utilisé un. Mon téléphone me suffit. »
_ « Restez là, je reviens de suite » dit Avi en repartant vers l’entrée.
Une poignée de secondes plus tard, ce qu’Alain croyait être un simple mur change de couleur, clignote, repasse au noir, puis affiche finalement un décor champêtre.
Avi revient et demande :
_ « Vous êtes droitier ou gaucher ? »
_ « Gaucher. Je suis gaucher. »
_ « OK, alors posez votre main gauche sur le mur et dites OK Ariel. »
Alain, un brin hésitant, s’exécute.
Une voix féminine lui répond :
_ « Nouveau profil. Quel est votre prénom ? »
Alain jette un coup d’oeil interrogatif à Avi qui lui fait un petit oui de la tête.
_ « Alain. »
_ « Bonjour Alain, je suis Ariel, votre ordinateur personnel. Dites simplement OK Ariel quand vous avez besoin de moi. Je vous entends depuis n’importe quelle pièce de cet appartement. »
Avi prend la parole :
_ « OK Ariel. Ouvre les rideaux. »
_ « Bonjour Avi. J’ouvre les rideaux. Voulez-vous que je tamise la lumière ? »
_ « Non. »
_ « C’est bien comme ordinateur ça. Le mien était nettement plus basique. »
Avi sourit, puis s’avance vers la baie vitrée qui fait toute la largeur de l’appartement.
_ « Voilà la jolie vue que vous avez. Directement sur la place centrale. La tour au milieu contient des boutiques, des bureaux et des appartements. L’esplanade avec les arbres, c’est pour les promenades. Il y a une zone de loisirs, mais on ne la voit pas d’ici. Elle est derrière cet écran géant. »
Alain colle presque son visage à la vitre. Une tour de verre de vingt mètres de haut se dresse au milieu d’une grande place plantée d’arbres. L’endroit est très lumineux et des écrans gigantesques allant du sol au plafond projettent en alternance des scènes de rues et des panoramas de montagne ou de forêt.
_ « C’est un sacré trou que vous avez dû creuser; ça fait au moins cent mètres de diamètre. »
_ « L’histoire des lieux est intéressante, vous pourrez en parler avec votre ordinateur. Je voudrais monter à l’étage vous faire voir la salle de bains et la cuisine. »
_ « OK, je vous suis. »
_ « Alain, demandez à Ariel de vous appeler l’ascenseur, ça vous fera un entraînement. »
_ « OK Ariel. »
_ « Vous voulez l’ascenseur Alain ? »
_ « Oh…oui oui, c’est bien ça. »
_ « L’ordinateur entend ce que vous dites et se tient toujours prêt à rendre service. »
Les deux hommes montent dans la cabine :
_ « OK Ariel. Je vais à la cuisine. »
_ « Premier étage. »
L’ascenseur démarre et en un rien de temps, ses portes s’ouvrent sur une grande pièce disposant d’une cuisine à l’américaine, d’une grande table avec huit chaises et d’un billard.
_ « La salle de bain est à gauche et les toilettes sont juste à côté. »
_ « C’est bien aussi ici. Je cuisine très peu, je mange plutôt des plats préparés. »
_ « Vous pouvez appeler un cuisinier quand vous voulez, à n’importe quelle heure. Demandez à votre ordinateur de faire venir quelqu’un, et hop, il vient. »
Alain opine du chef, à la fois surpris et un peu intimidé. L’endroit est très supérieur à tout ce qu’il a connu jusque là.
_ « On monte dans votre bureau ? »
_ « Oui. Euh…OK Ariel. Je voudrais me rendre dans mon bureau. »
_ « Deuxième étage. »
Le bureau est à l’image des deux étages précédents : spacieux, propre, lumineux et haut de plafond.
_ « On voit l’eau de la piscine au travers du plafond. C’est bien ça ! »
_ « C’est un bel appartement. Regardez au sol, c’est une mosaïque dans le style de ce qui se faisait dans l’Antiquité. Et les murs, c’est de la vraie pierre. Sur le bureau, vous avez ce qu’il vous faut pour travailler. »
_ « C’est vraiment joli. »
_ « Alain, je vais vous laisser seul pendant une bonne heure, je dois m’occuper de quelques tâches administratives pour vous. Je reviens à 19 heures, ça vous va ? Vous pouvez prendre une douche, vous relaxer dans le jacuzzi, faire une sieste, comme vous voulez. »
_ « Est-ce que j’ai des habits et des serviettes ? »
_ « Oui, dans la penderie, il y a des robes de chambre, des pyjamas et de quoi vous essuyer. »
Avi tend son pass à Alain et lui dit :
_ « Votre pass définitif sera prêt demain. On vous fera monter le tableau en début d’après-midi, mais rien ne presse. »
_ « D’accord, ça me va. »
_ « OK Ariel. Je voudrais aller dans ma chambre. »
_ « Rez-de-chaussée. »
Avi parti, Alain se retrouve seul pour la première fois depuis qu’il a quitté la gendarmerie là-bas, en France. Conscient qu’il est encore trop tôt pour réaliser la pleine portée de la décision qu’il a prise de venir en Israël, il décide de prendre une douche. Avant d’ouvrir la penderie, il jette un coup d’oeil au lit, assez grand pour accueillir au moins trois personnes. Les draps sont impeccables, les oreillers dodus à souhait. Au moins il dormira bien.
Alain se retourne et se rend compte qu’on peut probablement le voir au travers de la grande baie vitrée donnant sur la place centrale.
_ « OK Ariel. Tamise la lumière. »
_ « Tout-de-suite Alain. »
_ « Merci Ariel. Je vais me doucher. »
A peine a-t-il fini sa phrase que les portes de l’ascenseur s’ouvrent.
_ « Premier étage. Voulez-vous que je recycle l’eau du jacuzzi ? »
_ « Non, je ne vais vraiment prendre qu’une simple douche. »
_ « Désirez-vous que quelqu’un vous assiste ? »
_ « Ah…euh…comment ça ? »
_ « Je peux appeler une infirmière ou une compagne. »
_ « Merci, je vais m’en sortir tout seul. Oh, par contre, est-ce que je peux avoir mes médicaments maintenant ? »
_ « Je fais venir l’infirmière. Patientez un instant, elle va se présenter à l’entrée du personnel. »
_ « OK. »
Deux minutes s’écoulent dans le silence, puis un carillon retentit.
_ « Alain, Samira, votre infirmière, souhaite vous apporter vos médicaments. Dois-je la laisser entrer ? »
_ « Oui, ouvrez la porte. »
Samira entre dans l’appartement, souriante, un petit plateau à la main.
_ « Bonsoir Alain, je m’appelle Samira. Enchantée. »
Cheveux châtain jusqu’aux épaules, lèvres fines, yeux marrons, un joli teint en dépit de l’absence de maquillage, Samira est une très jolie femme. Vêtue d’une robe blanche relevée de motifs dorés et de souliers blancs, elle a un air d’Alice au Pays des Merveilles orientale. D’une de ses poches dépasse un stéthoscope.
_ « Bonsoir Samira. J’ai demandé à Ariel de me faire apporter mes médicaments, j’ai l’habitude de les prendre avant d’aller me doucher. »
_ « J’ai vos cachets et votre ampoule. Vous voulez que je la dilue dans le verre d’eau ou vous la prenez à part ? »
_ « Diluez-la, ce sera bien. »
L’infirmière s’exécute, ses gestes sont sûrs. On voit qu’elle a du métier.
_ « Voilà Alain, c’est prêt. »
_ « Parfait, je vais descendre tout ça d’un coup. »
Alain prend les cachets, les mets dans sa bouche, avale une grande rasade d’eau, puis marque une pause.
_ « C’est comme ça quand on se fait vieux, on devient imbattable en avalage de cachetons. »
Samira rit, ses yeux pétillent. Alain se fait la réflexion qu’elle est une bien charmante femme, à l’aise dans sa quarantaine.
_ « Je reviens demain matin pour compléter votre dossier médical. Je vous préparerai un petit programme de remise en forme, on va prendre soin de vous. »
_ « Et bien écoutez, ce sera un plaisir de vous revoir. »
_ “Ne prenez pas de petit-déjeuner, il faut être à jeun pour les prélèvements.”
Samira repasse la porte, se retourne et salue Alain.
_ « Passez une bonne nuit Samira. »
_ « Vous aussi, dormez bien. »
Une fois la porte refermée, Alain inspecte le contenu de la penderie. Il y a des sous-vêtements, des peignoirs, des t-shirts et des pantalons de jogging, le tout disponible en tailles S, XL et XXXL. Une paire de Nike Airmax et des claquettes sont également à disposition. Il se munit de ce qu’il lui faut et prend la direction de l’ascenseur.
La salle de bains est somptueuse : douche à l’italienne, baignoire gigantesque intégralement éclairée, double-lavabo en marbre brillant, miroirs immenses décorés de feuilles de vigne en stuc, gueules de lions en guise de robinets, sèche-serviettes à air pulsé et sol intégralement recouvert d’une mosaïque Antique, Alain n’en revient pas. Tout cela a vraisemblablement coûté une véritable fortune. Avi lui a dit qu’il y avait 200 appartements comme le sien, cette organisation doit disposer d’un budget hors du commun. Sans compter le métro et le reste du souterrain.
Toutes ces interrogations se rangent sagement sur le côté à l’instant même où il pénètre sous la douche.
Alain a encore les cheveux mouillés quand la voix d’Ariel retentit :
_ « Alain, Avi est à l’entrée. Dois-je lui ouvrir ? »
_ « Oui. »
Avi a changé ses habits et se montre particulièrement souriant.
_ « J’ai plein de bonnes nouvelles pour vous Alain. J’ai déjà votre pass définitif et je peux vous faire monter le tableau dès ce soir. »
_ « Vraiment ? »
_ « Oui, tenez, le pass. Je reprends le temporaire. »
_ « Oh… »
Alain fouille ses poches, se souvient qu’il n’a plus les même vêtements qu’en entrant et file vers le lit où il a déposé ses habits sales.
_ « Le pass est dans la poche de mon pantalon…hop, voilà ! »
_ « Merci. Pour le tableau, ça vous tente ? »
_ « Euh…oui, oui je veux bien le voir. Je ne vais probablement pas l’analyser de suite, mais je suis curieux de l’inspecter en vitesse. »
_ « Naturellement. OK Ariel, fais monter le tableau…euh…INSP-1428-2019-03 s’il-te-plaît. »
_ « Avi, le tableau sera là dans une dizaine de minutes. »
_ « Tout se passe bien Alain ? Vous avez testé la salle de bains à ce que je vois. Elle est bien, hein ? »
_ « Oui, c’est somptueux. C’est bien plus joli que chez moi. Il a dû coûter cher ce bâtiment, non ? »
_ « Ah ça, oui. Mais ne vous faites aucun soucis, on a un budget en béton. On peut en construire plein d’autres. Et ce qui compte, c’est que vous soyez à l’aise pour travailler. »
_ « Cet appartement me plaît, vous n’avez pas menti. »
_ « Si vous voulez, demain, on peut faire une visite des autres étages. Il faut prévoir l’après-midi. »
_ « C’est si grand que ça ? »
_ « C’est très très vaste ; il y a 50 étages comme celui-ci. Nous sommes au sommet d’une tour qui fait un kilomètre et demi de haut. Enfin, c’est plus un bunker, un bunker très confortable et autonome. Aucune nourriture ne vient du dehors. On fait pousser nos légumes, nos fruits. Et les laboratoires de haute-sécurité, mon Dieu ! C’est un truc à voir ! »
_ « Oh oui alors, j’aimerais bien voir ça de mes yeux. Va pour demain. »
_ « Deal ! »
_ « Alain, les archivistes demandent à entrer. »
_ « Ouvre la porte. »
Deux hommes en blouse blanche dont l’un pousse un chariot entrent. Sous un drap blanc, un objet rectangulaire d’environ 50 cm de haut.
_ « Alain, je vous présente Shuky et Ramesh » dit Avi.
_ « Messieurs, bonsoir. »
_ « Bonsoir Alain ! »
_ « Bonsoir. »
Ramesh, un indien en début de cinquantaine, prend la parole :
_ « Voilà la raison pour laquelle vous êtes parmi nous Alain, le fameux tableau. »
Shuky, la soixantaine en forme, typé méditerranéen, s’éclaircit la voix, puis déclare :
_ « On peut le monter dans votre labo avant de le déballer, qu’est-ce que vous en pensez ? »
_ « Ah oui, ça me semble judicieux. OK Ariel, j’ai besoin d’aller dans mon bureau. »
_ « Deuxième étage. »
Les quatre hommes montent dans l’ascenseur qui les dépose bientôt au niveau du labo, après quoi Ramesh découvre le tableau, enchâssé dans un cadre protecteur qu’il enlève à son tour.
_ « 48 cm de hauteur, 37 de large, peinture à l’huile datée de 1710. L’état général est correct, quelques dommages sont visibles, notamment en bas à gauche au niveau de la date et de la signature, » déclare Shuky.
Ramesh prend la suite :
_ « On l’a récupéré il y a cinq mois dans l’état où vous le voyez actuellement. Aucune restauration d’aucune sorte n’a été entreprise. C’est moi qui ai fait la découverte, dans le laboratoire d’analyse des archives. »
_ « Alain, on a besoin de votre expertise afin de procéder à une étude plus poussée, » déclare Avi.
_ « Laissez-moi voir un petit peu, que je me fasse une première idée, » dit Alain tout en se positionnant face au tableau. Il fixe la peinture un moment, fait la moue, puis reprend :
_ « Il faut donc que ce soit ce tableau en particulier qui présente une énigme. J’avais entendu parler de lui dans le passé, ça me revient. Les ufologues le considèrent comme une preuve de l’existence d’extra-terrestres. Ils confondent l’Esprit Saint et les hommes verts… Ce rai de lumière qui descend du ciel, ici, il représente en fait la Sainte Trinité veillant au Bien depuis les cieux. C’est très religieux comme symbolisme, évidemment. »
_ « Je vois que vous connaissez votre sujet, » déclare Avi.
_ « Est-ce que vous voulez qu’on travaille un peu ensemble ce soir Alain ? » demande Ramesh.
_ « J’aurais besoin de quelques outils et de divers produits chimiques. Un microscope serait très utile aussi. Euh…quoi d’autre… Ah ! Une jolie blouse blanche comme la vôtre, des gants en latex, plusieurs pipettes, des récipients, des tubes à essai, de quoi écrire et c’est à peu près tout. »
_ Avi s’enthousiasme : « C’est super Alain ! Faites une liste détaillée, Shuky va vous préparer tout ça ! »
Il est minuit vingt lorsque Ramesh et Alain montent ensemble vers la piscine.
_ « C’est dingue n’est-ce-pas ? » demande Ramesh.
_ « Je n’en reviens pas, la peinture me semble d’époque, je ne comprends pas comment cet avion a pu se retrouver là. Vraiment je ne saisis pas. »
_ « Il faudrait qu’on fasse une datation spectroscopique du bois demain. »
_ « Certainement. Ne le prenez pas mal, mais j’aimerais qu’on refasse une réflectographie à infrarouge ici avec mon matériel. J’ai envie de voir par moi-même. »
_ « Aucun soucis Alain, je comprends que vous ne veuillez rien laisser au hasard. Et puis j’ai très bien pu rater un détail, après tout, ce n’est pas ma spécialité. »
Les deux hommes s’assoient au bord du bassin, les pieds dans l’eau.
_ « Mon Dieu, je suis épuisé, » baille Alain.
_ « Pas mieux. »
_ « Cela fait combien de temps que vous travaillez ici ? »
_ « J’ai été recruté en 1995, » il marque une pause hésitante, « presque tout juste un mois à peine après la mort de ma femme et de mes deux enfants. »
_ « Oh, je vous demande pardon, j’aurais dû faire preuve de plus de tact, » s’excuse Alain.
_ « Il n’y a pas de mal, j’ai fait mon deuil. Les gens ici m’ont beaucoup aidé. Avi a été formidable, je lui suis particulièrement reconnaissant de m’avoir donné cette chance de rebondir. »
_ « Comment ça s’est passé pour vous, le recrutement ? Moi j’ai trouvé une cassette VHS devant ma porte ce matin. »
_ « Un homme assez corpulent est venu me voir alors que j’étais en convalescence à l’hôpital. Il a été direct, sans détours. J’avais besoin de ça de toutes façons, me changer les idées. Je n’allais pas bien. Pas du tout. »
_ « Désolé de faire remonter de mauvais souvenirs, j’aurais mieux fait de parler d’autre chose. »
_ « Et vous Alain, c’est quoi votre histoire ? »
_ « Pas grand-chose, je suis…j’étais un retraité veuf ordinaire je crois. J’ai deux fils qui viennent me voir de temps en temps. Le plus jeune s’est installé en Chine avec sa famille. »
_ « Il parle couramment Chinois ? »
_ « Oui, il est trilingue Anglais-Russe-Chinois. Et Français. Son épouse vient d’Ex-URSS. »
_ « Et votre second fils, il fait quoi ? »
_ « Il travaillait dans la finance à Singapour, mais il a dû revenir en France à cause des attentats. »
_ « Ah oui, ils en ont parlé aux infos. En 2018 je crois, un groupuscule d’Islamo-Marxistes il me semble. »
_ « Islamo-Marxistes…oui. Drôle de mélange. »
_ « Oui, bizarre. »
Alain fixe l’eau en silence pendant une minute ou deux, puis poursuit :
_ « J’avais une fille aussi. Elle est décédée en 1987. Un accident de voiture. » Il se tourne vers Ramesh et le regarde droit dans les yeux.
_ « Les pompiers n’ont pas retrouvé son corps. Il y avait du sang, mais pas de corps. Il faut dire que la voiture était dans un état…une petite 205, Peugeot. Les jeunes aimaient ça à l’époque. Complètement écrasée. »
_ « Bon sang… Vous avez dû traverser des moments terribles… »
_ « Je me souviens de l’expert en assurance, un type mince au visage sec, une vraie caricature. Je dois reconnaître qu’il connaissait son métier, il a soulevé pas mal de problèmes, d’incohérences. La police s’en fichait, c’était une petite gendarmerie paumée dans la montagne. Il roulaient encore en 4L. »
Ramesh acquiesce doucement.
_ « La voiture a percuté un poids lourd à la sortie d’un virage. Le jeune conducteur allait un peu vite et il n’a pas réagi suffisamment rapidement. Les pompiers m’ont dit qu’il devait rouler à 110 km/h pour que la voiture finisse dans cet état. Le pauvre garçon s’est empalé sur la colonne de direction. Quant à ma fille, mystère. Elle serait passée au travers du pare-brise, mais je vois mal comment elle aurait pu ne pas se retrouver dans la cabine du camion. Or son corps n’a pas été retrouvé. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché… »
_ « Je suis navré. J’ai une idée de ce que vous avez dû subir. »
_ « Au risque de vous choquer…c’est du passé. Je veux dire, ma fille…ma fille n’est plus de ce monde, il ne reste que des images jaunies, vous voyez. C’est le destin des morts, ils deviennent des souvenirs, toujours vivants dans le cœur de leurs proches, mais rien d’autre qu’un écho qui se perd dans la distance pour le reste du monde. Je ne me reconnais même pas moi-même sur les photos. Je vois juste un trentenaire comme un autre, qui pourrait être mon fils ou un jeune cousin éloigné. Quelqu’un d’autre. »
_ « Je connais ce sentiment. Pour tout vous dire, je n’ai gardé qu’un seul grand portrait de famille. Tout le reste est passé à la broyeuse. Les cassettes vidéo, les photos, les pellicules, tout. »
_ « C’était ça ou se racornir en même temps que les images. »
_ « Oui. Oui, c’est ça. »
Il est un peu plus d’une heure du matin lorsqu’Alain descend dans sa chambre. Vêtu d’un confortable pyjama, allongé sur son lit, il demande à Ariel d’éteindre les lumières de l’appartement. Les éclairages de l’extérieur dessinent des ombres mal définies sur le sol de la pièce ; il n’y a pas un bruit. Un groupe de sept ou huit personnes, des amis si on en juge à la façon dont elles se comportent, traversent la place en riant et en faisant de grands gestes. Un peu troublé, Alain songe que seule une vitre qu’il n’espère pas trop transparente le sépare de ces gens.
À 2h56, il est réveillé en sursaut par un cri ; il jurerait que quelqu’un – une jeune femme – a crié « Oh ! » dans son oreille droite. Mais il n’y a personne.
La voix d’Ariel retentit : « Avez-vous fait un cauchemar Alain ? Vous venez de vous réveiller brusquement ». Le mur bordant son lit s’illumine très doucement, comme une veilleuse. « Avez-vous besoin de quelque chose ? »
_ « Humm…euh…non…non, merci, » déclare lentement Alain, encore déboussolé.
_ « Il y a une bouteille d’eau fraîche dans le mini bar à votre gauche. »
_ « Merci Ariel. »
Alain s’assoit sur le bord de son lit, boit une longue rasade à même le goulot, puis se tourne vers le mur opposé :
_ « Ariel, est-ce que vous pouvez rechercher des personnes disparues ? »
_ « Oui. »
_ « Est-ce que vous pourriez… », il marque une pause, « …est-ce que vous pourriez chercher ma fille ? »
_ « Oui. J’ai besoin d’au moins son nom et d’une ou plusieurs photos. »
_ « Sophie. Sophie Debois. Née le 27 janvier 1972 à Longjumeau en France. Disparue le 2 janvier 1987 sur la Départementale 29 entre Valberg et Péone. L’heure exacte est inconnue. Aux environs de 2h-2h30. Accident de voiture. »
_ « Entendu. Avez-vous une photo ? »
_ « J’ai des photos d’elle sur mon compte Facebook. »
_ « C’est très bien. Identifiez-vous en utilisant le clavier que je viens de faire apparaître sur le mur. Je ne conserverai pas votre mot de passe, à moins que vous le demandiez. »
_ « Ne le gardez pas pour le moment. »
Alain saisit ses identifiants en tapotant du bout des doigts sur le mur. Ce n’est pas très pratique.
_ « J’ai trouvé un album portant le prénom de votre fille. Voulez-vous bien que j’utilise toutes les images ? »
_ « Allez-y. »
_ « Je vais afficher les photos une par une. J’ai besoin que vous m’indiquiez son âge sur chacune d’entre-elle. »
_ « OK. »
Le mur passe au noir, puis devient bleu marine. Alain a la gorge nouée. Une première photo apparaît.
_ « 5 ans et demi. »
La photo disparaît, puis une autre la remplace une seconde plus tard.
_ « 12 ans. »
L’exercice se poursuit pendant quelques minutes, puis Ariel déclare :
_ « Merci Alain. Laissez-moi récapituler : votre fille, Sophie Debois, née le 27 janvier 1972 à Longjumeau, 91160, Essonne, France. Disparue le 2 janvier 1987 sur la Route Départementale Française numéro 29 quelque part entre la station de ski Valberg, Alpes-Maritime, France et la ville de Péone, 06470, Alpes-Maritime, France aux alentours de 2h du matin. »
_ « C’est exact. Elle allait avoir 15 ans. »
_ « L’accident de voiture maintenant. Est-ce la Brigade De Proximité De Gendarmerie De Péone, 33 Avenue De Valberg, 06470, Péone, Alpes-Maritime, France qui est intervenue ? »
_ « Oui, euh…mais c’était un poste de police municipale, pas une gendarmerie. L’adresse était la même. »
_ « La police est rattachée au Ministère de l’Intérieur Français tandis que les gendarmes dépendent du Ministère de la Défense Français. Est-ce que vous confirmez cette nuance ?
_ « Oui, c’est bien ça. Vous m’épatez. »
_ « Merci. Quelle était l’immatriculation du véhicule dans lequel se trouvait votre fille ? »
_ « 222RS91 »
_ « Merci Alain. Je vais recouper ces informations et je vous ferai un rapport. J’en ai pour environ 10 minutes. »
Alain s’allonge sur le flanc, le regard dans le vide. Il regrette d’avoir parlé de l’accident, cela ne lui fait aucun bien. Il ne peut pas rester ici, il faut qu’il sorte.
_ « Ariel, j’ai besoin de prendre l’air. »
_ « Vous ne pourrez pas quitter le bâtiment à cette heure-ci, mais je peux vous débloquer l’accès à la place centrale. »
_ « Faites donc ça. »
Alain se prépare à enfiler une robe de chambre quand la partie inférieure de la baie vitrée se soulève telle une herse, supprimant toute séparation entre son appartement et l’extérieur.
_ « Oh, ça alors… » dit-il, surpris.
_ « Vous pouvez sortir, je referme derrière vous. Tapez au carreau une fois de retour. »
_ « Entendu…vous êtes un sacré ordinateur Ariel. »
_ « Merci Alain. »
_ « Oh, j’y pense, vous pouvez faire ça pour tous les étages ? »
_ « Oui, je peux rétracter la baie vitrée sur toute sa hauteur. »
_ « Vache, ça culmine à 20 mètres là-haut… »
Le petit spectacle dont il vient d’être le spectateur a totalement changé son humeur. Elle s’est allégée.
_ « Ariel, je vais m’asseoir juste là, dehors, ne refermez pas, ce n’est pas la peine. »
_ « Entendu. »
Mains dans les poches il franchit la baie vitrée relevée au quart de sa hauteur totale, puis s’adosse au mur. Il n’y a pas un chat, les écrans géants projettent des images de ciel étoilé. La fatigue le rattrape, il s’assoit par terre, jambes repliées contre son buste, puis s’endort.
Il est 4h21 lorsque Alain se réveille, engourdi. Son premier réflexe est de filer vers son lit, mais la recherche débutée par Ariel lui revient à l’esprit. Est-il sage de vouloir se remettre sur cette affaire à une heure aussi tardive ? Sa logique lui indique que non, mais son coeur penche en faveur du contraire. Vraiment une courte nuit.
_ “Ariel ?”
_ “Je vous suggère de dormir Alain”, déclare la machine comme si elle avait lu dans ses pensées.
_ “Vous avez raison…mais j’ai envie de savoir.”
_ “Laissez-moi vous donner mon avis : Monsieur Daroquin avait raison.”
_ “Monsieur Daroquin ? L’expert en assurances, oui ?”
_ “Oui. Son hypothèse selon laquelle les policiers n’ont pas retenu le bon scénario est exacte.”
_ “Oh…bien. Intéressant…”
_ “Est-ce que vous accepteriez d’aller vous coucher ?”
Alain se fait songeur. Lentement, ses lèvres se pincent, son regard se perd peu à peu dans le vague. Il est figé, debout dans la pénombre.
Pendant de longues secondes, pas un bruit, quand soudain, comme en réponse à ce silence, le compresseur du réfrigérateur se met en marche à l’étage, dans la cuisine.
Sorti de sa torpeur, il hésite :
_ “Est-ce que…”, il marque une pause, ”…est-ce que Sophie…euh…est-elle…”
Il pose lentement son index sur sa bouche, puis se ravise :
_ “C’est assez pour le moment. Bonne nuit Ariel”.